— Déposez-le ici.
D’un mouvement de la tête, elle indiqua une natte recouverte de draps propres qu’elle venait d’installer au milieu du plancher de son étrange cuisine. Les voisins et voisines qui entraient avec le corps laissèrent traîner leurs yeux sur ce capharnaüm de plantes et de bocaux qui recouvraient les murs et, par endroits, le sol. Tout comme son père Céleste, Chabine soignait dehors, se rendait chez les gens pour exercer son art. Personne, à part Noé, n’avait le privilège de rentrer dans sa case. Même le père du gamin, qui avait disparu bien avant sa naissance, n’avait jamais foulé le sol de cette maison.
— Fichez le camp maintenant. Laissez-moi travailler.
Des bruits de pas crissèrent. La porte se referma mais un silence suspect planait à l’extérieur.
— Fichez le camp, j’ai dit !!
Les voisins trop curieux filèrent vers la ruelle.
Seule avec son fils, Chabine semblait scruter quelque chose d’infime tout au fond du silence qui s’était installé. Elle palpa la paume de l’homme évanoui, attrapa son poignet pour déchiffrer son pouls. Dans le battement lointain, elle perçut la fureur d’un torrent entravé. Il fallait libérer cette eau emprisonnée. Elle chuchota alors toute une série de noms dont seul Noé savait interpréter le sens. Sous ses brèves instructions, l’enfant cueillait, broyait, mettait à réchauffer les plantes rares de ce monde et celles issues de l’ancestrale herboristerie créole.
Lentement, elle fit boire à l’homme de l’eau fraîche et sucrée, une liqueur chaude à l’odeur de sauge, puis de l’eau de coco. Avec poigne, elle frotta son torse de mystérieuses poudres d’algues séchées, mêlées à une terre rouge tamisée par Noé. Elle le gifla trois fois, pesa, de tout son poids, écrasant ses paumes lourdes sur son plexus solaire.
Par moments, l’inconnu entrouvrait les yeux, les refermait presque aussitôt, incapable de rester conscient plus de quelques secondes. Elle laissa très longtemps ses mains contre ses tempes. Étalé sur la natte aux draps déjà trempés, il semblait divaguer puis, à nouveau, sombrer. Son teint devint cireux.
Chabine se leva, le regarda d’en haut pendant quelques secondes qui semblèrent à son fils lourdes et interminables. Elle se détourna, le regard vide et vague, puis sortit de la case, s’assit sur le perron ouvert sur son jardin et se mit à trier des graines dans une calebasse.
Elle tourna son visage épuisé vers son fils. Les jeunes yeux entêtés regardaient dans le vide, cernés par la fatigue. Depuis combien de jours n’avait-il pas dormi ? Où s’était-il fourré pour se faire cette entaille au milieu de la joue ?… Elle s’occuperait plus tard de cette blessure stupide. À part trier des graines, elle n’avait plus la force de faire le moindre geste. Au fond de sa tête vide, les pensées remontaient comme un courant profond qu’elle avait essayé d’assécher depuis l’aube. Pourquoi avoir conduit cet homme entre ses murs ? Ici, il y avait tout. Il fallait soigner vite. C’était la seule raison. Pour quelles raisons le ciel était-il devenu rouge quand elle était rentrée et s’était attardée au coeur de la forêt au plus noir de la nuit ? D’où venaient ces parfums de pollens inconnus, si puissants, qui avaient précédé l’éclat extraordinaire ?…
Elle repoussa l’eau vive, puis regarda au loin. Les flancs des Mornes Gris plongeaient vers l’Anse Serpents. Un bout de son esprit était encore là-bas, dans la case étouffante de ce gamin mourant qu’elle avait échoué à soigner hier soir. Un serpent blanc aveugle, d’une espèce inconnue. Un gosse d’à peine sept ans. Mordu à la cheville. Trois jours, trois nuits de lutte. Et puis ce silence flou, quand le fil nous échappe. Pour la première fois, ce silence la suivait et lui tordait les tripes. Assise sur son perron, elle regarda Noé une nouvelle fois. Elle brûlerait la crique si ce genre de serpent s’attaquait à son fils.