Roman | 242 pages
Littérature de l'imaginaire
« Tout change déjà ma belle… Tu ne l’as pas senti ? Observe tes abeilles… »
Descendante d’un groupe de réfugiés des Antilles disparues, Chabine grandit dans un monde reconstruit longtemps après le nôtre. Une enfance mouvementée entre forêts et ruches, sur les pentes de sa crique située à l’écart du tumulte de la Ville aux mille noms ; un voyage obstiné dans les mystères des livres laissés par ses ancêtres et les secrets des plantes, puis à travers le feu de l’adolescence.
À chaque fois que le sort s’abattra autour d’elle, Chabine n’aura de cesse de chercher la lumière et de soigner les siens - quitte à aller trop loin et s’y brûler les ailes. À l’heure où le changement se profile, ses explorations acharnées et son dialogue avec la nature l’entraineront au-delà des frontières concevables…
Hymne à la puissance stupéfiante et parfois ambiguë de la nature, ce roman se déroule en amont du Tome 1 des Enfants du Requin et peut se lire aussi bien avant ou après.
Souffles
— Chabine… murmura Alma en souriant au visage du bébé.
Le mot s’évanouit avec son dernier souffle. Sa fille à la peau claire et aux cheveux dorés ferma ses grands yeux verts, semblant laisser sa vie s’évaporer aussi, son tout petit visage lové contre le cou tellement chaud de sa mère. Les mains à peine lavées, Céleste qui venait de déposer l’enfant dans les bras de la femme qu’il aimait, plongea aussi son cou entre les deux visages, tentant de percevoir les battements et les souffles qui s’étaient échappés.
Il avait mis au monde d’innombrables enfants ces vingt dernières années, de l’Anse Noire à l’Anse Louve, et il avait échoué à faire naître le sien ?… À garder ces deux vies ?
Dans l’ombre de la case, tendue derrière son dos, Amalya s’approcha rapidement, posa vivement un linge sur l’enfant, le souleva sous les yeux démunis de Céleste qui tentait de réanimer Alma. La vieille femme frictionna le bébé puis frappa par trois fois dans son dos. L’enfant toussa, cracha et revint à la vie comme si le dernier souffle expiré par sa mère venait d’entrer en elle. La femme aux cheveux blancs contrastant avec sa peau couleur acajou, la serra, l’embrassa, posa son autre main dans le dos de Céleste, agrippé à Alma qui ne revenait pas. Le nouveau-né fragile respira, haleta, laissa enfin sortir l’accent indescriptible de son premier cri. Les bocaux et les pots d’herbes médicinales qui encombraient la case vibrèrent avec les murs et les tripes de son père qui releva vers elle son long visage brun et osseux. Le guérisseur solide avait pris l’apparence d’un bois sec piétiné, ses boucles grisonnantes inondées de sueurs plaquées contre son front, les yeux flous et rougis. Il étendit ses bras, enveloppa l’enfant contre lui et pleura. Il surprit le regard de son fils, le petit Siméon qui n’avait que quatre ans, caché dans l’entrebâillement de la porte donnant sur le jardin, et ne put se résoudre qu’à pleurer encore plus, plaquant son front humide contre la peau brûlante de sa fille minuscule dont le cri refusait de faiblir et devait résonner jusque dans la forêt. Il faisait tellement chaud, ce jour-là, dans cette case. Comment donner naissance et naître dans une pareille fournaise ?… Les yeux noyés de larmes, il regarda Alma, sa peau couleur de miel et son visage paisible, espérant un frisson sur ses paupières fermées, ce frisson qu’il épiait bien souvent le matin, quand elle se réveillait et qu’il était assis au milieu de ses herbes, levé bien avant l’aube. Broyé par la colère, il laissa le cri neuf du bébé l’étourdir complètement.
Dehors, la nuit tombait et le chant impudique des grenouilles minuscules avait rempli l’air moite, se fichant comme chaque soir de toutes nos tragédies. Les bestioles reprenaient le pouvoir et guettaient les moustiques. Le petit Siméon gardait ses yeux rivés sur son père et sa sœur dont le cri recouvrait le chant du crépuscule.
Amalya se pressa, sortit par l’autre porte donnant sur la ruelle et lança un appel que le petit garçon imprégna dans sa chair. Des appels et le souffle des conques répondirent sur la route de terre rouge qui plongeait vers la Crique ; des ombres se pressèrent sur le perron noyé par le vol des insectes. Erell, une voisine qui avait accouché quatre lunes plus tôt pénétra dans la case, un bébé dans ses bras. Gigantesque et solide comme les manguiers-feu, elle posa un œil brisé sur Alma, confia son nourrisson à Amalya, s’assit sur un coussin, prête à donner le sein à la petite fille qui hurlait sans faiblir et ne semblait jamais reprendre sa respiration. Désemparé, Céleste confia le nouveau-né d’un geste maladroit, aucunement préparé à vivre ce moment sans la présence d’Alma. Prise dans l’immensité et la palpitation de la poitrine, l’enfant lutta, chercha, refusa de téter puis céda, emportée par le chant rassurant murmuré par la femme.
Le cri immense cessa. Céleste se rassit et se recroquevilla, vit son fils face à lui et le prit dans ses bras. Aspiré par la nuit, il l’emmena lentement vers le jardin, tituba et s’assit, ne trouvant pas un mot pour justifier tout ça à l’oreille du garçon. Pendant de longues minutes, il eut le sentiment d’avoir perdu la vue tant la nuit était noire ; face à lui, ce jardin qu’il connaissait si bien ne ressemblait plus à rien. La colère remontait dans sa bouche et cherchait à sortir. Il se mordit les lèvres pour épargner son fils et enfermer le cri jusqu’à son dernier jour. Sa main serrait le front, se perdait dans les petites nattes emmêlées du garçon.
Il vit alors la lune monter derrière les ruches et les arbres. Cela faisait cinq ans qu’il s’était posé là, dans le jardin d’Alma et cette petite case. Cinq années d’amour tendre qui avaient effacé les années les plus noires de sa vie. Cinq années sans cyclones. Durant ces lunes heureuses, Céleste avait scruté cette absence d’ouragan avec superstition. Ces cyclones passaient là toutes les vingt ou trente lunes - tout retard présageant quelque chose de plus dur… Son échec ? Ce départ ? Non, les cyclones se fichent de nos vies misérables.
Ecrasé par la nuit, le guérisseur ne trouvait pas la force de maudire le destin ni même la maladie. Jamais sa vie d’errances aux quatre coins des criques n’aurait croisé celle d’Alma sans cette « maladie ». Si on ne l’avait pas appelé afin de la soigner, il n’aurait jamais été foudroyé par ce regard. « Le meilleur guérisseur de l’Anse Louve à l’Anse Noire »… Tu parles d’un incapable… Pourtant, il avait su, dès le commencement, trouver ce qu’aucun autre n’avait envisagé afin de la soigner, même la vieille Artémise et la fameuse Sem’li… Au bout de quelques lunes, les fièvres étaient parties et la jeune orpheline d’une vingtaine d’années parvenait à marcher plus loin que son jardin. Chaque lune, il revenait. Un soir, il ne repartit plus. Il venait malgré lui de planter ses racines dans ce petit jardin tandis que la jeune femme avait semé en lui une nouvelle existence.
Il y avait quelque chose dans ses gestes et ses yeux qui effaçait les doutes et annulait le poids de la vie. La lumière éclatait dans son rire. L’homme serra plus fort Siméon contre lui. Lui aussi avait eu une naissance difficile mais Alma allait bien, voire même de mieux en mieux après cet accouchement. Qu’avait-il mal fait aujourd’hui ? Qu’avait-il négligé ?… Il le savait très bien. Si au moins, il avait eu ce miel de safran-bleu… Cette plante avait sur elle un effet fascinant, à tel point qu’il s’était persuadé, quelques années plus tôt, que le mal mystérieux qui rongeait la jeune femme était enfin vaincu.
Pourquoi, depuis un an, ne fleurissait-elle plus ?… Il avait tout tenté pour en faire repartir et pour voir un bouton pointer au bout des tiges. Rien. La plante extraordinaire semblait avoir choisi de ne plus faire grandir ses racines, comme si elle refusait de plonger plus profond dans la terre de la Ville aux mille noms. Elle n’était pas malade mais elle ralentissait, se mettait en dormance comme les plantes d’autrefois avant les saisons froides ou avant les sécheresses dont parlaient les légendes… L’homme entendit des pas.
— Elle dort, dit Amalya en posant une main sur son épaule. Elle dort merveilleusement. Elle va bien.
Céleste secoua la tête. La vieille apicultrice s’assit sur le perron, tout près de l’homme et du garçon. Elle regarda le guérisseur qui venait d’avoir quarante-cinq ans et qui semblait porter, ce soir, quinze bonnes années de plus. Alma en avait eu vingt-neuf à la Lune des Moissons. Aucune vie n’est trop courte. Alma avait semé une nouvelle graine sur cette Terre… L’infini sommeillait dans chaque graine. L’aînée tourna ses yeux vers la porte entrouverte d’où sortait la lueur faiblissante des lampes à sucre et surtout un silence apaisé. La petite graine dormait toujours…
— Comment vas-tu l’appeler ? murmura-t-elle en regardant Céleste. La lune monte et c’est le bon moment pour lui donner un nom.
— Chabine.
— Ce n’est pas un prénom… chuchota Siméon, les yeux noyés de larmes.
Prononcé par Alma en découvrant sa fille, ce mot qui désignait un antique métissage résonnait bizarrement dans la tête du garçon.
— Alma a décidé, fit doucement Amalya en regardant la lune, puis tournant son regard vers la case. Que l’eau et cette terre te bénissent - et que ta vie soit belle, Chabine.
Abeilles
Les semaines qui suivirent, un soleil magnifique mêlé à un vent tiède avait rempli le ciel. Exténué, Céleste sortait souvent dans l’ombre du manguier au milieu du jardin, l’enfant dans ses bras. Il avait traversé les veillées et les contes puis l’heure inacceptable de la crémation dans un état second. Autant qu’il le pouvait, il fuyait l’intérieur de sa case où Alma les avait quittés. Il laissait son regard errer sur le jardin où ils avaient semé d’innombrables trésors, l’herbe-à-pic, la lavande, les plants d’aloé-fauve, de manioc et d’ignames, de yam’va, de sauge-noire ou de piment-vanille, puis ceux de safran-bleu qui ne fleurissaient plus depuis l’année dernière sur les pentes de la Crique. Sa gorge se nouait quand il les regardait. Il détourna ses yeux vers le grand manguier-feu dressé derrière son dos, puis vers les quatre ruches qui laissaient échapper un bourdonnement paisible sous le merveilleux saule courbé près du ruisseau. Chaque fois, il s’accrochait aux va-et-vient lointains des insectes et à leur vibration. Seul le son des abeilles l’empêchait de sombrer ; elles le maintenaient dans l’air avec leurs petites ailes, suspendu pour un temps au-dessus des crevasses. Il se sentait chuter comme un foutu caillou quand il s’éloignait d’elles.
Dans ses bras frémissants, la minuscule Chabine remuait calmement, apaisée elle aussi par le bruissement des ruches. Les parfums extraordinaires du jardin emplissaient ses narines qui faisaient l’inventaire d’accents beaucoup plus vastes et tellement plus précis que le nez des adultes, les inscrivant en elle comme un premier langage tandis que ses oreilles exploraient toutes les nuances des bruits. L’homme la changeait souvent, attentif malgré lui, laissant son expérience avec son premier fils œuvrer comme un réflexe. Son esprit refusait d’accueillir toute pensée, tout calcul, tout projet, comme une terre qui refuse de faire germer la vie.
Les voisins et voisines lui portaient son repas et Erell surgissait quand le cri de Chabine perçait jusqu’à sa case bâtie plus bas. L’enfant prenait le sein et s’endormait contre elle avant d’être confiée de nouveau à son père. Le petit Siméon les contemplait de loin et cherchait du regard la présence de sa mère qui ne reviendrait plus jamais dans le jardin. Céleste était perdu face à la femme paisible qui nourrissait sa fille et qui ne l’aimait guère avant la tragédie, jalousant ses talents au point de faire courir des bruits de sorcellerie sur le « grand guérisseur » qui faisait des prodiges à travers les criques. Elle qui soignait un peu se sentait minuscule face à tout ce savoir et ne comprenait pas d’où lui venait l’instinct qui lui faisait choisir des plantes inattendues pour tirer de la mort les malades sans espoir. Elle regardait l’homme flou, redevenu mortel et appréciait de prendre un ascendant sur lui. Lorsque de rares pensées venaient heurter Céleste, il ruminait l’idée de s’éloigner d’ici, d’aller vivre plus haut, quelque part vers les mornes, mais n’y parvenait pas, englué comme une mouche au fond de sa torpeur. Qui nourrirait sa fille ?
Au bout d’une longue lune, lors d’une matinée bien chaude, on frappa à la porte. Il mit plusieurs minutes avant d’aller ouvrir et fut un peu surpris de trouver Amalya. La vieille apicultrice estima d’un œil lourd l’état du guérisseur, l’aida à réunir ses herbes, quelques affaires, et fit charger le tout dans un char à bœufs qui emporta l’homme et ses deux enfants dans la pente de terre rouge en direction des mornes. Sonné, Céleste vit passer la ruelle familière et le petit plateau où se tenait le puits sous l’arbre millénaire, la pente encore plus raide près de la Vieille Forêt. Il posa son regard sur le lac gigantesque qu’il n’avait pas revu depuis quelques semaines. Vue d’en haut, l’étendue d’eau semblait sans fin, se perdant dans la brume qui occupait son cœur. Sur les eaux bleues turquoise, les voiles colorées de yoles très lointaines regagnaient le rivage après une nuit de pêche comme des poignées d’insectes. L’homme revit furtivement ces furieuses nuits de chasse vécues avec son frère, deux décennies plus tôt. Il détourna les yeux. Encore un être cher disparu pour toujours. Il avait pourtant vu la mort sous tous ses angles depuis qu’il exerçait son art ; ceux qui avaient plongé, ceux qu’il avait sauvés et sortis de l’abîme… mais celle d’un être cher creusait chaque fois en lui le même vide, la même rage. Chaque être est égoïste face au moment ultime. Les années partagées avec la jeune Alma avaient chassé l’aigreur qu’il portait dans son cœur, endormie pour un temps et prête à refleurir. Il regarda Siméon, assis entre ses jambes, secoué par les cahots de leur chariot rapide, son œil déraciné qui regardait la route et cherchait des repères.
La présence d’Amalya, assise à leurs côtés, effaça ses questions et le remit d’aplomb. Il ne transmettrait pas cette aigreur à son fils. Encore moins à sa fille jetée dans l’existence depuis quelques semaines. La vieille femme qui serrait Chabine entre ses bras souriait avec confiance malgré le lot de drames qu’elle avait traversés elle aussi dans sa vie. Elle savait être là, à chaque fois, pour l’aider. Au bout de ce voyage sur les pentes de la Crique, Céleste vit enfin le terrain s’aplanir et longer le torrent où il avait joué quand il était enfant, la forêt gigantesque, les grands figuiers-maudits et la case de Djema qui l’avait adopté avec son frère aîné après l’immense cyclone… La tempête infernale avait rasé la Crique, une bonne partie des bois, fauché tellement de vies dont celles de ses parents, l’année de ses six ans… Son frère en avait neuf et leur vieille tante Djema, merveilleuse herboriste, avait pris le relais. Il regarda la case de bois mauve passer sur le côté, aperçut une famille qui occupait les lieux et l’avait réparée quand la vieille guérisseuse avait quitté ce monde. Il se revit courir au fond de ce jardin bordé par la forêt, explorer les grands bois et finir ses virées, plus loin, chez Amalya, la voisine et l’amie la plus proche de Djema.
— Nous sommes presque arrivés… dit-il à Siméon, surpris de prononcer des mots intelligibles.
Ému, il vit enfin les grandes maisons de bois bâties par les ancêtres de la vieille Amalya, la rivière qui courait au milieu des vergers et les ruches innombrables au bord de la forêt. Le petit Siméon qui n’avait jamais vu ni jamais entendu vibrer autant d’insectes, écarquilla ses yeux.
— Bienvenue chez mes abeilles, murmura Amalya en regardant l’enfant dans un coup d’œil complice.
Le visage du garçon s’illumina un peu et une lueur gagna les yeux embués de Céleste.
— Qui va nourrir Chabine ? demanda enfin l’homme qui avait repoussé trop longtemps cette question.
— Il y a deux semaines, ma dernière-née Circé a accouché d’une fille - bénie soit notre En-Ville. Elle est prête à t’aider. Vous serez mieux ici et tu pourras souffler.
Céleste bénit la femme d’un long regard. Le chariot ralentit dans l’ombre des maisons où de nombreux enfants venaient les accueillir. Il n’entendait plus rien, le bruit immense des ruches avait rempli sa tête mais un nœud dans sa gorge se desserrait enfin. Plus haut, le Morne Bleu se dressait sur le ciel.
***
De belles lunes s’écoulèrent sous le toit d’Amalya où sa famille vivait depuis d’incalculables générations. Doyenne d’un territoire éternellement ouvert aux proches et aux voisins, l’apicultrice avait mis au monde six enfants. Ses deux premiers garçons n’avaient pas survécu à de pénibles accouchements. Elle avait enfanté par la suite trois filles et un fils qui vivaient toujours là avec leurs enfants voire leurs petits-enfants. L’aînée nommée Dionise, ébéniste et musicienne, immense et chaleureuse, au rire tonitruant ; puis Selma, guérisseuse et conteuse, aux longs cheveux tressés et aux grands yeux noisette, suivie par Mario, flûtiste et couturier à la moustache épaisse. La dernière-née, Circé, qui venait d’accoucher ajoutait une vie à l’enchevêtrement. La belle apicultrice au tempérament bien trempé avait déjà deux filles et un garçon qui vivaient sur les rives depuis leurs dix-huit ans. Née d’un père inconnu croisé lors d’un voyage au-delà du Pont, la petite Aliona qui avait deux semaines arborait les épais cheveux noirs, le teint ocre et les grands yeux dorés de sa mère. Beaucoup de visiteurs et même certains voisins, se perdaient dans les fils de ces générations. Céleste s’y emmêlait, bien qu’il fût familier d’une bonne partie d’entre eux, et mit un peu de temps à retrouver ses marques. Il s’accrochait surtout au regard de Circé, lumineux, bienveillant comme celui d’Amalya. La jeune femme allaitait la petite Aliona, apportant le même soin et la même attention à Chabine. Devenues sœurs de lait, les deux filles qui n’avaient que deux semaines d’écart s’endormaient d’un même souffle, dans ses bras. Parmi tous les enfants qui gravitaient là-bas, le minuscule Ernest âgé de deux ans, petit-fils d’Amalya et enfant de Selma, veillait souvent sur elles tandis que son grand frère prénommé Micanor les regardait de loin, perdu dans le dédale de son imagination.
Dans la rumeur des ruches et l’ombre des vergers, le petit Siméon se liait peu à peu aux gosses qui vivaient là. D’un œil plus apaisé, Céleste le regardait replanter ses racines dans une terre fertile. Certains soirs, Amalya s’asseyait sous la lune près d’un immense banian et se faisait conteuse. Des nuées de gamins venus du voisinage se retrouvaient sous l’arbre tandis que les histoires vibraient sous les étoiles, ouvraient le cours du temps vers des âges oubliés où l’eau était si rare que plus rien ne poussait. Ils naviguaient alors au fond d’un passé noir et marchaient dans les pas d’un jeune sourcier muet qui avait conduit là leurs ancêtres lointains, ce groupe de réfugiés des Antilles disparues qui s’était établi sur les rives du grand lac au commencement des siècles. L’histoire de ce garçon surnommé « Fils de l’Eau » résonnait bien souvent, et ses dangereux voyages alimentaient leurs rêves. D’autres contes les menaient au- delà des montagnes qui protégeaient la Crique, vers « l’En-Ville » sans limite, notre « Ville aux mille noms » qui s’était reconstruite et emmêlait ses routes, ses fleuves et ses forêts derrière chaque horizon. Des histoires de chasseurs, de graines extraordinaires, de guerres et de prodiges effacés par le temps remontaient à chaque fois. Enveloppé par la voix saisissante d’Amalya, assis auprès d’Ernest et du grand Micanor, Siméon s’oubliait et libérait enfin de merveilleux sourires.
Quand s’achevaient les contes, la femme jetait des graines dans l’air noir et humide en offrande aux fantômes des chasseurs d’autrefois. Ces semences retombaient très rarement sur le sol, happées par les présences invisibles mais palpables qui hantaient les vieux bois.
A l’aube, Céleste restait sous l’arbre gigantesque et guettait le moment où les premières abeilles sortaient enfin des ruches ; il fixait le soleil qui se hissait doucement derrière le Morne Bleu.
Il venait de faire don de ses herbes à Selma qui était guérisseuse et s’était résolu à ne plus prodiguer de soins aux alentours. Sa confiance dans son art s’était évanouie et il scrutait les plantes avec une méfiance sourde. Consciente de tous ses doutes, Amalya le rejoignait dans la brume matinale, sollicitait son aide pour s’occuper des ruches et œuvrait avec lui dans un silence paisible. Le bruissement des abeilles l’avait aussi sauvée bien des années plus tôt lorsqu’elle avait perdu ses deux premiers enfants. Au cœur du bourdonnement, les pensées s’effaçaient dans la danse des abeilles et leur langage secret. Les ruches d’Amalya occupaient de vieilles souches, des sections de troncs creux tirés d’arbres anciens vaincus par le passage des cyclones successifs.
Parfois, en inspectant les rayons débordants, Céleste revoyait les gestes sûrs d’Alma et les petites ruches qu’il avait délaissées dans son jardin lointain. Fille d’une apicultrice qui souffrait du même mal et était morte, elle aussi, en lui donnant naissance, Alma avait appris cet art avec son père qui avait disparu à l’occasion d’une mauvaise nuit de pêche quand elle avait seize ans. Malade et orpheline, comment avait-elle pu garder tant de lumière dans ses yeux et son cœur et en offrir autant ? Lorsqu’il était plongé dans ce genre de pensées, le regard percutant d’Amalya le faisait remonter jusqu’à l’instant présent.
— Les ruches d’Alma sont seules, finit-elle par lui dire un matin. Cela fait des semaines. Veux-tu que je m’y rende ou que j’envoie Dionise ? Elles ont besoin de soins.
— J’irai… J’irai bientôt, souffla l’homme.
— Même si c’est difficile, ça te fera du bien.
Au bout de quelques jours, Céleste se décida et, plusieurs fois par lune, sa silhouette descendait prudemment vers la Crique en oubliant sciemment de passer par sa case. L’homme traînait sur les plages, aidait les charpentiers qui réparaient les yoles, dormait sur le rivage à l’abri du carbet et restait là quelques jours avant de remonter vers les flancs du grand morne où vivait Amalya. En bas, il s’oubliait dans le travail du bois, le vacarme des scies et les chants des pêcheurs qu’il avait côtoyés quand il était plus jeune. Le soir, son ombre hantait souvent l’Oiseau de Cham, la taverne tenue par sa tante Antigone. Il s’y brûlait les lèvres, l’estomac et le crâne dans un grand flot de rhum dont il sentait à peine le feu et la saveur.
Chaque fois qu’il remontait sur la route de terre rouge, il évitait la case qu’il avait délaissée. Au bout de quelques lunes, il ralentit enfin et observa les murs de bois verts patinés par le temps. La rue était si calme qu’il osa y entrer et resta immobile dans l’ombre et le silence. Au bout d’une heure affreuse, il y mit un peu d’ordre, lentement, machinalement, puis sema le chaos, renversa les bocaux, dispersa ses trésors. Il retourna son lit, la dernière couche d’Alma dont la simple vision lui soulevait le cœur, puis le traîna dehors. Au fond de son jardin redevenu sauvage, il mit le feu aux draps, au matelas, au sommier et pleura en silence en regardant les flammes.
Il regarda les plantes qui avaient prospéré sans ses soins quotidiens. Le jardin merveilleux devenait une « Terre libre ». Il regarda les ruches, tout au bout du terrain, et sa rage retomba. Elles étaient le trésor le plus précieux d’Alma… Il se traîna vers elles et les examina. Ces quatre petites ruches seraient bientôt désertes s’il n’en prenait pas soin… C’était même un miracle d’y trouver leurs essaims. L’homme œuvra avec soin, ignorant les piqûres des insectes surpris par une présence humaine après toutes ces lunes, alla chercher des pots pour prélever le miel qui débordait, coulait par les fissures du bois et risquait d’attirer prédateurs et frelons. Sonné et apaisé, il regagna la rue qu’il remonta vivement et déposa des pots aux hasards des perrons qu’il trouvait sur sa route. Ce soir-là, dans le jardin de la vieille Amalya, sa fille entre ses bras, il s’abreuva des contes qui résonnaient déjà et coupa le cordon avec sa colère.
Chaque fois qu’il descendait de nouveau dans la Crique, il s’occupait des ruches mais laissait le jardin prospérer librement. Ses enfants grandissaient et Chabine sut marcher avant d’avoir un an. Elle dit ses premiers mots lors de sa dixième lune ; le premier fut « abeille », puis « soleil » et « papa »… Par peur de tout manquer, l’homme espaça bientôt ses virées vers la Crique et resta auprès d’elle et du jeune Siméon autant qu’il le pouvait.
Chabine et Aliona jouaient avec Ernest et ses nombreux cousins. Elles s’attardaient parfois près du grand Micanor qui rêvait en secret de devenir conteur et d’arpenter les routes de la Ville aux mille noms. De nature solitaire, généreuse et solaire, le gamin de douze ans au teint acajou et aux longues dreadlocks brunes inventait des histoires à faire tourner la tête, les partageait parfois à la nuée d’enfants qui l’entourait alors avec de grands yeux ronds. Lorsque le jour montait, assis sur un rocher à la lisière des bois, Céleste s’occupait patiemment des cheveux blonds et bouclés, presque crépus de sa fille, et tentait de répondre aux questions innombrables qu’elle lui posait déjà. La petite fille solaire examinait son père, laissait courir ses doigts sur les sillons laissés par le soleil au creux de sa peau sombre, riait passionnément quand il la regardait, avec le même éclat et la même légèreté que sa mère qu’elle ne connaissait pourtant pas. À travers ce regard, Céleste sentit une force revenir dans son cœur et, conscient que sa fille serait bientôt sevrée, se mit à préparer leur retour dans la maison d’Alma. Hors de question que cette case devienne une « Maison morte » ouverte à tous les vents et qu’une autre famille s’y installe finalement. Il s’y rendit souvent, nettoya le jardin, sema de nouvelles graines, en offrit aux fantômes et le vit refleurir en moins de quelques lunes.
Le cœur un peu serré, Chabine et Siméon sentirent venir le jour où ils devraient partir, mais les yeux de leur père portaient tant de lumière qu’ils acceptèrent l’idée. Ils en parlaient la nuit, chuchotant dans leur lit, imaginaient leur mère et le lieu merveilleux où elle avait grandi. Siméon se souvenait du vaste manguier-feu sous lequel il jouait, des rires de ses parents. Il transmit à sa sœur ces bribes et cette lumière qui remontaient en lui. Pour les y préparer, Céleste les emmena chaque semaine vers la case, empruntant pour cela le cheval de Selma. Avec émerveillement, ils découvrirent le lieu qui avait refleuri et préparèrent la case aux côtés de leur père.
Chabine avait trois ans lorsque le vrai départ arriva. Elle embrassa sa mère de lait Circé, la petite Aliona et la vieille Amalya avec la promesse qu’elle reviendrait souvent. Ce moment s’inscrivit à jamais dans sa mémoire. La nuit tombait déjà, la vieille apicultrice la prit dans ses bras, la porta vers ses ruches où les nuées d’abeilles revenaient à l’abri avec le crépuscule.
— J’ai quelque chose pour toi, lui confia la vieille femme. Prends-en le plus grand soin.
Elle la posa au sol. À leurs côtés, Circé montra du doigt Céleste qui chargeait une ruche fermée avec leurs affaires dans un chariot.
— Cette ruche est pour toi… expliqua Amalya. Son espèce se fait rare depuis quelques années. Tu dois la protéger et bien t’occuper d’elle. Elle donnera naissance à des nuées d’abeilles qui veilleront sur toi.
L’enfant la regarda d’un œil émerveillé et acquiesça.
— C’est quoi « devenir rare » ? souffla la petite fille.
— Ça veut dire qu’il n’y a presque plus d’abeilles comme celles-là.
— Pourquoi ?…
— Personne ne sait, ma belle. Quelquefois, les choses changent et certaines disparaissent.
— Elles sont mortes, les autres ?
La femme secoua négativement la tête.
— Je ne sais pas, leurs essaims sont partis… Elles vivent peut-être ailleurs, à l’heure où je te parle, dans un lieu plus agréable pour elles…
Chabine resta songeuse et plongea ses yeux verts dans ceux de la doyenne.
— Comme la plante de ma mère ?…
— De quelle plante parles-tu ?
— Celle qui la guérissait…
— Qui t’a parlé de ça ?
— Siméon me l’a dit.
— Oui, c’est ça.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Depuis que je suis née, certaines plantes ne fleurissent plus. Ce genre de choses arrive. Viens dans mes bras, ma petite abeille…
Les yeux vifs de l’enfant explorèrent les yeux clairs d’Amalya, y lurent un certain trouble et une inquiétude lourde malgré son beau sourire.
Pendant tout le chemin, secouée par le chariot encerclé par la nuit, Chabine garda sa main sur la petite ruche posée à côté d’elle pour amortir les chocs. Le vacarme des cigales, des grenouilles, des torrents avait rempli sa tête où une unique question tournait avec passion. Pourquoi des plantes fleurissent puis refusent de le faire ? Au-dessus de sa tête, un nuage s’étira pour avaler la lune et l’immense Morne Bleu s’effaça.
Trésors
Deux années s’écoulèrent. Pas à pas, Chabine s’enracinait dans ce nouveau jardin où son frère retrouvait les repères un peu flous de ses premières années. Le garçon aux yeux verts et aux cheveux châtains révélait à sa sœur les recoins oubliés, d’innombrables cachettes qu’il redécouvrait et qui les entraînaient dans les branches du vieux saule comme au fond d’un cocon, dans les massifs de sauge ou derrière l’arbre à pain. D’abord prudente, Chabine l’inondait de questions. Il lui disait les noms de tout ce qui poussait au fil de longues journées remplies d’explorations qui les menaient souvent par-delà la rivière et les jardins voisins. Leurs pas les conduisaient alors vers la forêt qui se dressait plus haut. Dans une moiteur semblable à celle qu’on ressentait dans les confins boisés du domaine d’Amalya, ils cherchaient des clairières, jouaient à se faire peur. Noyés dans des fougères aussi grandes que leur père, ils s’y faisaient si peur qu’ils s’écartaient des bois lorsque le jour baissait, filant vers le jardin qui devint peu à peu le centre de leur monde.
Le soir, le frère joyeux se changeait en conteur dans l’ombre de la case qui abritait leurs lits ; il mélangeait des bribes inspirées de Micanor et bien sûr des veillées pendant lesquelles contait Amalya.
Chaque jour, ils reprenaient le hasard de leurs jeux ; l’exploration jetait son fil depuis la case jusqu’au grand manguier-feu, avant d’aller plus loin. Comme les éclaireuses qui bruissent autour des ruches, ils rayonnaient doucement puis de plus en plus vite, des massifs de coriandre qui jouxtaient la façade jusqu’aux lumières du saule, pour finir aux limites plus obscures du jardin, au-delà des latrines, des buissons de groseilles ou des plants de lupins. Siméon réapprenait alors les noms de ses voisins dont la présence hantait quelquefois ces frontières ; Mirbal, Anna, Lisandre, Carbo, Erell, Shem’en et toute une ribambelle de têtes nouvelles qui peuplèrent peu à peu, les unes après les autres, les confins du jardin puis le cours de la rue, la longue route de terre rouge qui plongeait vers la crique et sur laquelle Céleste les emmenait parfois pour troquer au marché ce qu’il cultivait. Des ignames, des fraises noires, d’étonnantes salades pourpres qu’il donnait ou troquait contre des salaisons de maquereaux et de morues-turquoise, des vivaneaux entiers, des fruits et des légumes… Fascinés, ses deux gosses l’assistaient vaillamment et portaient les paniers qui s’allégeaient pour s’alourdir de nouveau, quelques mètres plus loin.
Parfois, leur père poussait la route encore plus loin et traînait ses enfants jusqu’aux yoles qui dormaient sur des plages, alors que la nuit commençait à monter. L’homme y troquait ses fruits contre des outils, du poisson ou des planches qu’il ramenait à bord d’un chariot de passage. Secoués dans la montée, ses enfants contemplaient la pente et ses lumières tandis que leurs oreilles se laissaient envahir par le chant gigantesque des insectes nocturnes. Chabine et Siméon dormaient à poings fermés quand la course cessait aux abords de leur case et ils sentaient seulement les grands bras de Céleste les porter vers leurs lits.
La carriole repartait et l’homme rangeait les planches et ce qu’il ramenait des abords du lac avant d’aller enfin s’asseoir dans son jardin. Dans la noirceur bruyante, il sentait tourner doucement autour de lui l’herbe, les feuilles, les arbres, pendant que les étoiles glissaient derrière les mornes.
Tout le jardin tournait lui aussi à mesure qu’il puisait dans la flasque de rhum ramenée du rivage. Incapable de trouver le sommeil dans sa case, il s’endormait chaque fois dans un coin différent du jardin - mais bien souvent au bord des plants de safran-bleu qui ne fleurissaient plus et sur lesquels son œil soucieux et attentif planait au quotidien. Il limitait sa vie à nourrir ses enfants et à nourrir ce cycle fait d’échanges ou de dons, de labeur quotidien et de contemplations. De mal de dos le soir ; de maux de crâne piquants quand venait le matin.
Ses paupières se rouvraient dans la fraîcheur de l’aube et il restait assis, un moment dans la brume, avant d’aller cueillir quelques caramboles mûres, des mangues ou d’autres fruits qu’il posait près des lits des enfants endormis. Il faisait quelques pas, s’arrêtait au hasard, taillait parfois une branche, remuait doucement la terre pour laisser respirer des bulbes ou des racines, déterrait d’une main sûre des herbes intempestives pour les planter plus loin.
Un fruit entre ses mains, Chabine était toujours la première à sortir de la case de bois vert. Parfois, elle le fixait pendant une heure muette et son petit esprit aux échos gigantesques apprenait tous ses gestes. L’homme percevait, plus loin, les pas de Siméon qui allait se laver au bord de la rivière. Alors, il commençait l’examen de ses ruches en gardant un œil flou sur l’ombre des enfants. Quand il s’approchait d’eux, il laissait ses oreilles errer malgré elles dans leurs conversations, leurs questions et leurs plans. Au hasard des journées, Céleste leur apprenait à semer ou cueillir, à réparer des choses, portant une attention soucieuse à Siméon, chez qui il soupçonnait des peurs et des colères qui ressemblaient aux siennes… La vie chez Amalya les avait étouffées… Pour reprendre racine dans le jardin d’Alma, il fallait nettoyer cette terre de ces colères, en retirer les braises… Il vit passer l’enfant qui le salua d’un œil serein. Son fils avait neuf ans depuis quelques semaines. Le temps faisait son œuvre et l’avait éclairé comme un bon soleil.
Ce matin, Siméon ouvrait grand ses oreilles et traînait vers l’allée encombrée de fougères qui reliait le jardin à la rue, au flanc nord de la case. Toutes les quatre ou cinq lunes, les deux enfants guettaient le passage d’Amalya qui venait échanger son miel sur les rivages et qui leur déposait un panier de figues-feu ou de prunes de Cythère. Elle contemplait les enfants, rassurée et heureuse, examinait Céleste, lui soufflait quelques mots en regardant les ruches avant de repartir à pied ou à cheval.
Un grand soleil baignait le feuillage du manguier et un vent bienveillant apportait son air frais. Assise sur le perron face au terrain fertile, Chabine triait des graines dans une calebasse, comme elle savait le faire depuis l’âge de trois ans. Par instants, elle jetait une poignée aux fantômes et espérait les voir saisir les graines au vol. Les graines qu’elle leur lançait ne retombaient jamais et c’était bien la preuve que ces êtres existaient. Elle savait reconnaître la moindre variété et convoquait son père chaque fois qu’elle découvrait un pépin inconnu. Dans son esprit très vif, tout un monde fleurissait, croissait, s’organisait. L’enfant se redressa en entendant le bruit tant attendu. Les sabots d’un cheval…
— Siméon ! Tu entends ? lança soudain Chabine qui s’était redressée.
Son frère avait déjà filé jusqu’à la rue ; la petite fille versa vivement les graines triées dans des bocaux, en jeta une partie pour les ombres attentives qui hantaient son jardin et traversa la case pour ouvrir la porte. Sur la route de terre rouge, elle vit avec bonheur et une pointe d’étonnement le cheval d’Amalya entouré de silhouettes qui charriaient des paniers. L’apicultrice venait entourée de Circé, Selma, Dionise qui portait un tambour accroché à son dos. Leur frère Mario aux cheveux grisonnants avait porté sa flûte.
— Vous êtes venus nombreux ! lui lança Siméon en étreignant la femme qui mettait pied à terre.
— Aujourd’hui, c’est spécial… lui répondit l’aîné en embrassant son front. Qu’est-ce que tu as grandi !
— Et pourquoi c’est spécial ? demanda Chabine en sautant dans ses bras.
— Mais tu fêtes tes cinq ans ! fit-elle en embrassant son visage rayonnant.
— Aujourd’hui ?
— Aujourd’hui.
Jusqu’à présent, Céleste n’avait pas eu le cœur à célébrer cette lune durant laquelle Alma n’avait pas survécu. Dans l’ombre du perron, l’homme s’avançait, surpris, des oignons à la main. Le sourire d’Amalya et la joie des enfants jetèrent en lui une force qu’il n’aurait pas trouvée pour vivre ce jour pleinement. D’un regard soulagé, il remercia la femme d’être venue l’aider à affronter cette date et salua l’attroupement un peu maladroitement.
Dans les bras d’Amalya qui la serraient toujours, Chabine se redressa. Plus haut, elle distingua Ernest puis Aliona, suivis par une poignée d’enfants du voisinage ! Elle regagna le sol et courut jusqu’à eux, embrassa Aliona, sa petite sœur de lait et étudia ses traits qui avaient bien changés. De longs cheveux très noirs encadraient son visage animé par mille taches de rousseur. Les deux fillettes liées par leurs premières années se regardèrent longtemps et se redécouvraient, ne sachant pas quoi dire, comme tous les enfants qui se trouvent face à face après un certain temps.
— Cinq ans… fit joyeusement Circé qui avait allaité la petite orpheline.
La belle femme brune au visage également recouvert de belles tâches de rousseurs la prit dans ses bras et embrassa son front.
— Cinq ans, vraiment… cinq ans… Et toi aussi, bientôt… dit-elle à Aliona sans pouvoir contenir une certaine émotion.
Elle serra les deux filles longtemps entre ses bras en se remémorant les nuits durant lesquelles elles les avaient bercées d’un seul et même mouvement.
Sans entrer dans la case, le cortège traversa l’allée et les fougères qui longeaient le mur nord pour gagner le jardin. Aliona et son cousin Ernest suivaient vivement Chabine, devancés par Siméon qui leur semblait immense.
— Comment va Micanor ? s’enquit alors Céleste en regardant Ernest qui avait eu sept ans deux ou trois lunes plus tôt.
— Il est allé au Pont pour échanger du miel.
— Hé, c’est très loin le Pont… fit l’homme dans un sourire en se remémorant ce lieu où les voyages de son adolescence avaient pris leur élan.
— Oui, c’est derrière les mornes, là-bas, il y a un fleuve qui se jette dans le lac.
— « Et les routes infinies de la Ville aux mille noms… » cita alors Mario en lissant sa moustache.
En entendant ces mots, l’esprit de Siméon plongea dans les légendes contées par Amalya. Un peu perdu, Céleste regarda le jardin qui n’accueillait jamais de visiteur, se sentit dépassé et s’assit malgré lui. Il resta hébété puis invita Mario et la solide Dionise jusqu’aux jardins voisins dans le but d’emprunter des planches et des tréteaux. Un fourmillement joyeux improvisa la table sous le grand manguier-feu, y posa les paniers, déballa un festin digne des plus belles lunes, profusion de beignets, de fruits et de boissons tandis que des foyers réchauffaient des marmites aux abords de la case. Des voisins affluèrent, profitant de l’aubaine, et apportèrent du pain. Même l’imposante Erell qui semblait désormais en paix avec Céleste entra avec un plat de blaff de requin.
Suivie par Aliona, Chabine courait partout pour lui faire visiter ses lieux les plus secrets. La gamine lumineuse et la petite fille brune reprenaient peu à peu le fil de leur amitié, filaient et zigzaguaient autour de l’arbre à pain puis des avocatiers. Elles cueillirent quelques fruits puis revinrent vers la table avant que les acras dont les parfums puissants leur chatouillaient le nez ne fussent tous dévorés. Le tambour de Dionise résonnait sous les branches et la flûte de Mario lançait des notes fiévreuses. Calmé, anesthésié par plusieurs verres de rhum, Céleste contemplait l’assemblée qui riait. Assise auprès de lui, Amalya se leva pour aller voir Chabine avant qu’elle ne reparte vers ses explorations.
— Viens me montrer ta ruche, murmura la doyenne à l’oreille de l’enfant.
Chabine la conduisit vers le bout du jardin où la femme salua l’entretien et les soins que la petite fille y avait prodigués ces deux dernières années. À l’écart des quatre autres, la petite ruche vibrait d’un foisonnement de vie. Depuis deux ans, Chabine, assistée par son père, la soignait chaque semaine avec une vraie passion. La vieille apicultrice souleva le couvercle et scruta les rayons. Au milieu des abeilles, elle vit passer la reine qu’on surnommait « la mère » dans la Ville aux mille noms. Elle souffla à Chabine d’innombrables conseils puis salua des yeux la petite colonie qui avait bien grandi avant de refermer soigneusement le couvercle. La doyenne s’éloigna vers les autres ruches et les examina pendant un long moment.
— Elles se portent à merveille, souffla-t-elle à Céleste qui s’était joint à elle. À croire que les fantômes ont protégé ces ruches quand vous n’étiez pas là…
— Ils appréciaient Alma, répondit-il doucement, les yeux perdus au fond du mouvement des abeilles.
La vieille femme acquiesça. Le temps se dilata et nul ne sut vraiment quand la nuit arriva. Plusieurs tambours vibraient désormais sous un ciel débordant d’étoiles. Des gens étaient partis, d’autres arrivaient encore, de nouveaux plats fumaient. Siméon dévorait avec grand appétit tout ce qu’on apportait sur la table ; Chabine et Aliona, accompagnées d’Ernest avaient pris leurs quartiers dans les branches du vieux saule pour regarder la lune montante qui jetait peu à peu un éclat fantastique à travers les feuillages. Les tambours redoublèrent à la venue de l’astre, et les adultes, au loin, avaient éteint les torches pour mieux la contempler.
Bientôt un grand « Yééé krik !!! » fit trembler le jardin. En entendant les mots qui annonçaient les contes, les gosses sautèrent de l’arbre et rejoignirent la table où la vieille Amalya se levait calmement au milieu d’une ronde de voisins et d’enfants.
— Yééé Kriiik !!! répéta-t-elle d’une voix grave et profonde.
— Yé krak ! scanda la ronde.
— Yé misticric ?!
— Yé misticrac !!! répondit l’auditoire.
— Est-ce que la cour dort ?
— Non ! La cour ne dort pas !!!
Alors, les contes jaillirent comme lorsqu’on libère soudainement une source. La vieille apicultrice salua d’abord longuement les fantômes qui rôdaient et le jeune Fils de l’Eau grâce à qui notre monde avait germé un jour. Puis elle salua la lune qui se levait ce soir et que l’En-Ville lointaine nommait « la Lune des Sables ». Elle parla de la nuit qui avait vu s’échouer les premiers réfugiés sur les rives inconnues du « Dernier continent » sur lequel s’étendait désormais notre Ville aux mille noms.
— Après plusieurs années sur l’océan en rage sans trouver une terre, ces rescapés s’échouaient sur une langue de sable… Alors, dans la noirceur des Années sans Soleil, la lune perça un peu avant de se cacher pendant des décennies - tout comme le soleil… Nos plus lointains ancêtres - en tout cas sur ces terres - sont arrivés après, presque un siècle plus tard… Après la première Aube, le retour du soleil… Ils avaient navigué, eux aussi des années, après avoir quitté nos Antilles englouties…
Ce mot qui résonnait parfois au cœur des contes de la Crique avait perdu son sens, sa localisation, mais gardait une substance qui donnait un frisson et qui s’était diluée au fil de tous ces siècles dans les sons de la nuit. Les langues qu’on entendait résonner dans les criques et au hasard des mornes mélangeaient un créole coupé de ses racines à notre « langue-mêlée » héritée des mille peuples du Continent sans fin qui s’étaient, eux aussi, longuement entremêlés.
Sous l’éclat de la lune, les histoires déferlaient. Assise sur les genoux charnus de Siméon, lui-même assis sur les genoux de leur père un peu ivre, Chabine laissait entrer ces récits d’un seul bloc dans sa petite tête et sentait son esprit s’élargir à chaque rebondissement. La nuit semblait si vaste et le petit jardin était devenu un point perdu dans l’infini. Le monde semblait immense quand résonnaient les contes. Aliona s’endormait dans les bras de sa mère où la petite Chabine vint se blottir aussi. Les histoires s’éteignirent quand la lune se coucha. Dans l’aube encore fragile, des voisins éméchés zigzaguaient vers leurs cases. Certains ronflaient au cœur des massifs de sauge-bleue et de romarin noir. D’un pas mal assuré, Céleste avait gagné les latrines isolées puis s’était arrêté sur le point le plus haut de son jardin sauvage où il fut surpris de trouver Amalya. Tous deux fixèrent le lac brumeux qui s’étalait en bas, tout au fond de la pente et contemplèrent les toits de leur quartier immense que les caravaniers surnommaient « le Village » depuis la nuit des temps.
Sous le manguier, Mario extirpait de sa flûte de dernières notes troublantes, puis confia l’instrument à Selma qui donna un élan poignant à la musique. L’homme rangea en silence les plats et les affaires, épaulé par Dionise et une poignée de convives qui parvenaient encore à tenir sur leurs jambes. Pendant quelques secondes, il eut la sensation que les nombreux fantômes qui avaient écouté les contes derrière leurs dos les aidaient par moments. Des plats étaient rangés dans la cuisine obscure de la petite case, des verres étaient lavés ; avaient repris leur place, sans que personne n’ait vu qui s’en était chargé ni même à quel moment…
Légèrement à l’écart, son grand dos appuyé contre l’arbre à pain, Céleste berçait sa fille dont il venait tout juste de délester Circé. Les grenouilles et les insectes prolongeaient la musique qui s’était effacée. L’enfant ouvrit les yeux et regarda son père, la case, puis le jardin, semblant flairer aussi la présence des fantômes…
— Comment était maman ? chuchota-t-elle.
— Joyeuse et têtue, comme toi…
— Où est-elle à présent ? Je veux dire : où est-elle vraiment ?
L’homme avait lu mille fois cette question dans ces yeux sans jamais y répondre. Il secoua la tête, laissa ses yeux rougis errer sur le jardin où les derniers convives le saluaient, leurs paniers à la main.
— Si tu cherches ta mère, hé bien… elle est tout ça.
La gamine regarda le cortège d’Amalya s’éloigner comme un rêve, le soleil monta.