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Roman | 138 pages

Littérature de l'imaginaire

« Quand la nuit reviendra, il faudra la remplir de contes et de musique... »

 

Dans la Ville aux mille noms, un monde enfin en paix et rebâti sans cesse depuis les catastrophes qui ont conclu notre ère, une poignée de conteuses et conteurs voue sa vie à chercher et transmettre les traces d’un passé oublié.

 

Depuis l’enfance, la conteuse Vesna s’est lancée dans cette quête, jusqu’à ce qu’elle découvre un message dont l’urgence bousculera son errance, puis toutes ses convictions. Lancée bien malgré elle dans un voyage plus vaste, l’éternelle voyageuse devra alors faire face aux signes du changement. Toutes ces traces et ces histoires qu’elle emporte avec elle seront-elles encore utiles face à la réalité qui se profile ?… 

 

Roman court prenant place dans l’univers des Enfants du Requin, Vesna se déroule en parallèle du Tome 1 et peut se lire  avant ou après les autres romans de la série.

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Prologue

Je suis né très longtemps après vous… Un ou deux millénaires après les catastrophes qui ont conclu votre ère. J’ai grandi sur les routes d’un dernier continent dont personne n’est encore parvenu à trouver les limites. Ma mère m’a appelé Yash. Elle aimait les histoires avant qu’elle ne s’éteigne ; elle tendait son oreille aux conteuses, aux conteurs qu’elle croisait sur nos routes. Le soir, elle nous contait ces bribes à sa manière, mélangées à toutes celles qu’elle avait entendues au cours de son enfance. Ces histoires en désordre ont fini par se taire quand elle a disparu. Je ne croyais plus à rien, je fermais mes oreilles, verrouillais mon esprit, mais elles continuaient à fleurir dans ma tête. Elles continuaient de dire qu’il y avait eu un monde, longtemps avant le nôtre… Certainement le vôtre. Chaque fois que j’y pensais, j’imaginais le mien disparaître à son tour. 

 

J’aimerais me tromper, vous dire que le changement ne viendra pas vers vous, que certains cyclones passent… Mais ce qui est venu a englouti le monde que vous aviez bâti.

 

Depuis ces temps lointains, dans la Ville aux mille noms qu’on nomme aussi « l’En-Ville », où tout s’est reconstruit, nous vivons sans saisons. Le froid ou la fournaise, les blizzards et les pluies sont notre quotidien mais laissent souvent passer de sublimes éclaircies, des moments où l’air tiède et la brise se mêlent sous le soleil. Alors, cette paix immense que nous avons gagnée au prix de tant de siècles paraît encore plus grande. Sans les très rares récits dont nous gardons la trace, personne dans notre En-Ville ne saurait l’apprécier, encore moins la comprendre.

 

Voilà pourquoi, ici, les histoires sont vitales au même titre que l’eau et les graines. Elles sont précieuses, surtout, parce qu’un jour notre monde a perdu la mémoire. Des pans entiers d’histoires se sont éparpillés et se sont effacés… Depuis, une partie des conteuses et conteurs s’obstine à ramasser puis à semer ces miettes. Voyager en secret… Arriver par surprise… Conter aux yeux de tous. Ne rester qu’une seule nuit durant laquelle le temps s’ouvre vers d’autres mondes. S’éclipser avant l’aube, à l’abri des regards, et partir comme un songe. Pendant de longues lunes, saisir la moindre histoire encore inconnue, plonger un grand filet dans une eau qui s’échappe, le remonter doucement.

 

Telle était l’existence de cette voyageuse que je croiserais un jour, bien après cette histoire, et qui, au fil des routes, contribuerait à changer le cours du monde.

Miettes

— Tu veux devenir conteuse ?…

— Oui.

— Quel genre de conteuse ? Celles qui cherchent le passé ou celles qui nous éloignent de la réalité ?… 

— Celles qui cherchent le passé.

— Nous ne sommes qu’une poignée.

— Justement. Je veux chercher aussi.

— Donc, tu sais ce que ça implique…

— Oui, je sais.

— Et comment t’appelles-tu ?

— Vesna.

— Quel âge as-tu ?

— Dix ans.

— Écoute moi bien, petite… Sais-tu seulement ce que ça signifie ?

— Je veux apprendre.

— Apprendre… Une conteuse ne t’apprendra rien. Une vieille conteuse comme moi, encore moins. Va plutôt te promener la nuit dans la forêt. Tu t’y feras de bonnes frayeurs qui t’apprendront une quantité de choses. 

— Je veux vraiment apprendre. Je veux faire ça. 

— Ça ne s’apprend pas ! Les conteuses et conteurs auprès desquels j’ai presque tout appris n’ont jamais rien voulu m’apprendre, tu comprends ? On suit leurs routes et on écoute. D’abord, de loin ; puis un peu plus près chaque lune. On s’accroche comme une teigne, on serre les dents sur des chemins épouvantables, on meurt de soif, on rêve de retourner chez soi, de ne jamais avoir fait ce choix. Les pieds qui saignent, le sac qui pèse…

— Je sais tout ça.

— Très bien… très bien… Ecoute-moi bien, petite Vesna : je te confie ces choses maintenant mais je ne t’apprendrai plus jamais rien ensuite. Rien du tout. Pas un mot. Tu comprends ? Pour apprendre, on écoute. On regarde. Tout ! La rumeur de la rue, le vent, les étoiles, les chansons sur les routes. On s’imprègne de tout. On ramasse les histoires, on creuse, on gratte, on essaie de comprendre ; on conte ce qu’on déduit de ces fichus récits… On rappelle à la foule qu’il y a eu un monde longtemps avant le nôtre et qu’il a disparu. On lui rappelle les siècles des Années sans soleil, on remet dans sa tête le plus noir, on appuie un bon coup et on voit dans ses yeux la conscience qui grandit, la conscience de cette chance que nous avons ici… On sent le grand frisson passer dans l’assemblée. Même si elle entend ce conte pour la quinzième fois, elle entend autre chose. Ton énergie. Ton souffle. Et ta manière unique de marier ces détails. C’est sans doute la seule chose que l’on peut réellement donner. Et à côté du reste, c’est très peu de choses. 

— Je comprends.

— Oui ? Vraiment ? Je ne devrais rien te dire mais je te dis tout ça parce que tu m’as l’air plus déterminée qu’un rat-bleu de Zem’va. Je me trompe ? Prépare-toi à marcher jusqu’à ton dernier souffle. Jusqu’à ne plus pouvoir marcher. On est seules ! On vit sur le côté du monde ! On voyage et on cherche, on remplit toute sa tête, on refait de la place, on recolle les morceaux, on assemble des bribes. Et parfois on ne trouve rien pendant plusieurs années… Tu en as bien conscience ? 

— Oui, j’en ai conscience.

— Même si tu en as conscience, attends et réfléchis. 

— Je ne pourrai pas attendre. 

— Et réfléchir ? 

— J’y ai bien réfléchi. 

— Pas assez. Attends et réfléchis encore. Ça paraît insensé, mais une fois qu’on s’en va, on s’en va pour de bon. On ne revient plus chez soi. Si tu veux mon conseil : prends une bonne année pour bien y repenser, puis lance-toi sur les routes si tes pieds te démangent encore. Tu sauras si l’envie est toujours en toi. Je suis vieille et je ne te promets pas que l’on se reverra.

— Quel est ton nom ?

— Mâta. 

 

L’enfant aux yeux ardents détourna son regard vers les routes et les fleuves de la Ville aux mille noms, se sentant incapable d’attendre toute une année. Le déluge qui tombait tout autour de la grotte où elles étaient coincées venait de s’arrêter. Vesna tourna les yeux vers la femme qui avait déjà repris la route sans la saluer, la laissa s’éloigner au milieu des marchés où la vie reprenait, resserra les lanières de son sac et se mit à la suivre.  

Trente-quatre ans plus tard...

La voyageuse

Vesna portait le nom d’une saison disparue ; elle avait la peau mate, des yeux francs, bruns, très vifs, des cheveux noirs tressés, et revêtait un palto aux reflets rouges patiné par le temps. Sans en être certaine, elle estimait son âge à quarante-quatre ans. Depuis bientôt deux lunes, elle voyageait si vite que ses semelles étaient dangereusement percées et que le temps manquait pour bien les réparer. Pour la première fois, elle tentait d’emprunter les chemins les plus courts et était bien consciente qu’elle ne respectait plus aucun de ses principes, ne contant presque plus et ne se cachant pas comme il aurait fallu. Elle y serait ce soir… Encore un jour de marche…

 

Le ciel s’était voilé. Elle releva la tête, suivant des yeux l’oiseau qui s’était éloigné. Elle l’avait baptisé « Nuage » et il y avait plus de cinq ans qu’il voyageait à ses côtés, tournoyant comme un éclaireur, une présence protectrice qui reliait le ciel à cette terre qu’elle parcourait de long en large depuis l’année de ses dix ans. Elle seule savait le distinguer quand il planait au-dessus d’elle. Apparenté à la mésange, un peu plus long, bien plus rapide, le volatile était le seul de son espèce, une variété inconnue sur les rives et les routes emmêlées de la Ville aux mille noms. Comme les caméléons des forêts de Se’ma ou les pieuvres du Fleuve Blanc, l’oiseau léger se confondait dans les couleurs qui l’entouraient. La nuit venue, il descendait quand Vesna contait dans le cercle formé par la foule, il se posait au-dessus d’elle sur une branche ou une poutre selon le lieu qu’elle occupait. Alors Nuage devenait soit noir soit pâle, et attendait.

 

Quand elle dormait, il venait se nicher contre elle, se lover au creux de ses mains. Au réveil, elle sentait sa masse chaude dans son cou. Vesna était le nid de l’oiseau inconnu, son seul ancrage sur la terre ferme depuis le jour où elle l’avait vu naître, sortir sa tête d’un tout petit œuf bleu qu’une présence invisible avait posé dans sa paume, au bout d’une nuit de contes. Ses mains l’avaient alors couvé et protégé au fil des jours, puis nourri d’insectes et de graines.

 

Depuis cinq ans, leur duo parcourait l’En-Ville tant sur le ciel que sur les routes. Lorsqu’elles se trouvaient seules, au bord du petit jour, la femme et la mésange déjeunaient côte à côte. Souvent, l’oiseau chantait, perché sur son épaule ou sur sa tête, appelant le soleil. Quand l’aurore s’allumait, il déployait ses ailes, filait et se mêlait aux couleurs du ciel. Seule Vesna devinait sa présence au-dessus de sa tête et gardait ses oreilles accrochées à son chant. Portée par cet écho, elle se sentait légère. Combien d’années se suivraient-ils ? Elle repoussait cette question car elle l’aimait de toute sa chair.

 

La conteuse regarda en arrière. Les falaises de Sim’dim s’effaçaient dans la brume. Devant elle, un sentier longeait un précipice et plongeait en lacets vers le port animé du Quartier Yelaf’a. Elle qui, par vocation, privilégiait l’errance, se hâtait désormais vers un but bien précis. Elle tira de sa poche une bandelette de tissu, examina les nœuds qui y étaient tressés dans un langage secret. À cause de ce message qu’elle avait découvert au hasard des branchages d’un arbre-messager, elle avait avait voyagé pendant toutes ces semaines, poussée par une urgence qu’elle n’avait pas connue depuis ses jeunes années. 

 

« De Mâta à Vesna. Retrouve-moi la veille de la Lune d’Eau au sommet de notre colline. J’ai fini par comprendre une chose vitale et essentielle. Toi seule pourra m’aider à la comprendre pleinement. Notre monde va changer. Ne te perds pas en route. » disaient les nœuds.

 

Plus haut, l’oiseau chanta, perdu dans les nuages qui s’étaient amassés. Le soleil déclinait et, dans une heure ou deux, une lune presque pleine se lèverait. La conteuse arrivait à temps malgré bien des déboires et se remit en route avec soulagement. Les mêmes nœuds de questions tourmentaient son esprit depuis deux lunes et auraient très bientôt des réponses. Qu’avait compris Mâta ? Quelle « chose vitale et essentielle » ?… Était-elle parvenue à voir sous un autre angle certains contes ? Avait-elle finalement assemblé des récits qui n’avaient, jusque-là, aucun lien flagrant entre eux ? Pourquoi une vieille conteuse qui portait tant d’histoires, de savoir, de sagesse aurait-elle concrètement besoin de son aide ?… Et puis ces derniers mots : « Notre monde va changer. » attisaient une urgence mâtinée d’une peur sourde qu’elle n’aurait jamais cru connaître de son vivant. 

 

Mâta était si vieille que l’heure de son départ devait être imminente. Un élan de tristesse et de résignation passa dans la poitrine de la Porteuse d’histoires qui suivait le sentier au flanc de la falaise en regardant les navires brumeux qui se croisaient en bas. Une conteuse n’a pas d’âge mais Mâta approchait sûrement de ses cent ans. L’heure de confier ses histoires les plus rares, les pans les plus secrets et parfois les plus troubles de nos mémoires perdues. Ceux qu’on raconte rarement tant ils sont ambigus, flous ou contradictoires - et toujours perturbants. Vesna se replongea dans ses premiers voyages. Elle revit, un instant, leur toute première rencontre et ces premières minutes durant lesquelles elle avait essayé de suivre la conteuse qui était parvenue, dès le premier carrefour, à la semer. 

 

Elle se revit plus vieille, âgée de dix-sept ans, égarée sur les routes et rongée par le doute, marchant depuis six ans, en quête d’autres conteurs et de la moindre trace du passé effacé de la Ville aux mille noms. Elle vit leurs retrouvailles sur cette fameuse colline, ce merveilleux hasard, laissa monter en elle l’écho des mots puissants que la conteuse Mâta avait fait résonner et qui avaient alors mis fin à tous ses doutes. Et puis ces trois années à la suivre partout, pour de bon cette fois-ci, l’écouter et apprendre ses histoires en silence. D’abord de loin, très discrètement, puis de plus en plus près chaque jour. Le temps avait coulé et Vesna avait tellement voyagé qu’elle était incapable de compter les années. L’oiseau chanta plus fort, caché dans les nuées. Peu importait le temps, Vesna se sentait jeune, voire de plus en plus jeune depuis que cet oiseau voyageait à ses côtés.

 

La nuit était tombée quand la conteuse arriva dans les rues animées qui plongeaient vers le port. L’oiseau monta plus haut, se mêlant à la nuit. La voyageuse huma les cargaisons d’épices qu’on venait décharger dans les allées bruyantes d’un marché où de grands dromadaires blatéraient. De hautes maisons de bois s’allumaient peu à peu. Elle scruta les visages des habitants de ce quartier et ceux des voyageurs qui avaient accosté. Elle reconnut des naaj à leurs fameux tatouages, l’entrelacs d’encre rouge qui couvrait les visages de ces êtres sans ancrage qui sillonnaient les fleuves, épris de liberté, d’aventure, de graines rares, de hasard, et qui jouaient leurs vies et leurs destinations aux dés… Les mots de votre langue auraient nommé « pirates » ce genre de voyageurs dont la folie et les rêves méprisaient toute limite, mais ces femmes et ces hommes voguaient bien au-delà de ce mot d’autrefois.

 

Ces chers « naaj »… Fichus « naaj »… Vesna accéléra, les évita sciemment malgré son affection et sa fascination pour ces êtres voués à une liberté encore plus vaste que la sienne. L’heure n’était pas, ce soir, à ce genre de rencontre qui pouvait vous conduire à l’autre bout de monde si vous ne preniez pas garde. Tout pouvait arriver. S’attarder avec eux signifiait s’attarder et jouer avec le hasard. La femme se dirigea vers un étal lointain, échangea des pépins qu’elle gardait dans sa poche contre plusieurs beignets au miel et au safran. Mâta les adorait et Vesna avait hâte de pouvoir lui offrir ce souvenir lointain. S’il lui restait des dents, elle les apprécierait. Et peut-être même sans ! Elle rangea ces trésors au fond de sa besace et se remit en route en cherchant du regard le lieu du rendez-vous. La lune montait doucement. Heureuse et soulagée, Vesna vit la colline. Les grands pins solitaires se dressaient toujours là, en haut du monticule qui couronnait fièrement une forêt de chênes-feu. Rien n’avait changé. Vesna fixa le ciel pendant quelques secondes durant lesquelles l’oiseau ne chanta plus du tout. Elle fronça les sourcils, sensiblement inquiète. Autour d’elle, les grenouilles ne chantaient plus non plus. Soudain, du fond du ciel, l’oiseau plongea vers elle, tournoya furieusement, allumant des couleurs inconnues sur ses ailes avant de se blottir à l’abri de son col.

— Qu’est-ce que tu as, Nuage ?… Qu’est-ce qui ne va pas ?…

 

Des regards intrigués s’étaient tournés vers elle et découvraient l’oiseau aux couleurs incertaines. Plusieurs visages de naaj, curieux et fascinés venaient de s’éclairer. Ils l’avaient reconnue… « La conteuse et l’oiseau »… La femme leur renvoya un regard dissuasif et se remit en route vers la fameuse colline. Les fuir et les semer… Ils raffolaient d’histoires et, contrairement à elle, ils avaient tout leur temps. Un froissement gigantesque emplit soudain l’air chaud, et partout, les visages se levèrent vers le ciel. Des dizaines d’aigles gris passèrent devant la lune et voilèrent les étoiles. Le battement de leurs ailes avala tous les sons. Vesna en profita pour filer vers les bois et se faire oublier. La forêt était noire, la lune trop basse pour l’éclairer, et la conteuse, nerveuse, mit un peu trop de temps à trouver le chemin qu’elle avait emprunté presque trente ans plus tôt… Lové dans son écharpe, son oiseau s’envola.

 

La conteuse marchait vite et se figea bientôt en entendant des pas, puis un craquement trop proche.

— Ye’v tâ… (Bonsoir…) Que l’En-Ville veille sur toi, conteuse… chuchota une voix sur sa droite.

Vesna tourna la tête, parvint à distinguer deux filles et un garçon d’environ dix-sept ans. La lune fit miroiter les tatouages sinueux qui ornaient leurs visages.

— Ye’v tâ… Ye’v tâ… dit-elle très prudemment en les dévisageant.

— Vas-tu conter ce soir ? 

— Pas ce soir, j’ai encore du chemin, fit-elle en les saluant et en se détournant. Je vous souhaite une belle lune. 

— Et demain ?… insista une jeune naaj vêtue d’un long manteau de toile d’algues qui laissait entrevoir un magnifique coutelas pendu à sa ceinture.

— Je ne sais pas encore.

L’autre fille s’avança, tendit avec respect un pain encore fumant.

— S’il te plaît, ne pars pas. Mange avec nous ce soir… Accorde-nous une heure…

— Une heure ?!… Je ne l’ai pas… J’aime votre compagnie mais je suis attendue… Et vous savez très bien qu’une heure ne suffit pas quand on traîne avec vous. Nos routes se retrouveront si l’En-Ville le veut bien.

 

La conteuse les salua une nouvelle fois et reprit son chemin en sentant dans leurs yeux qu’ils ne la lâcheraient pas.

— Où seras-tu demain ? demanda le garçon qui paraissait nerveux.

— Je ne serai nulle part ! Une conteuse ne sait pas ! Et vous non plus, d’ailleurs ! Où serez-vous demain ?! Hein ? Demandez à vos dés si vous voulez savoir où trouver des conteurs qui ont du temps à tuer. 

Vesna accéléra, chercha des yeux Nuage mais ne le trouva pas. Les naaj la suivaient mais restaient à distance. La femme pesta, jura, retrouva le chemin qui gravissait la pente, pressa encore le pas. Les naaj accélérèrent.

— Les fantômes grouillent là-haut ! dit-elle en se tournant.

Ils ralentirent un peu et reniflèrent l’air chaud. Vesna en profita pour reprendre sa route au milieu des fougères, se tourna à nouveau, distingua tout en bas des torches zébrer la nuit. D’autres naaj étaient là, s’engageaient dans la pente. Vesna se décida à prendre une autre route, un raccourci dangereux qu’elle avait emprunté bien des années plus tôt pour quitter la colline à la suite de Mâta. La lisière approchait et laissait distinguer enfin les trois grands pins qui coiffaient la clairière en haut du promontoire. Elle bondit, rassurée, convaincue que des naaj n’oseraient jamais fouler cette colline sacrée et beaucoup trop hantée.

— Non ! Pas par-là ! cria la voix d’un naaj. Ce chemin est mauvais ! Il y a des…

— Je connais ce chemin ! tonna la voyageuse sans entendre la fin.

 

Elle enjamba des pierres, se mit presque à courir pour gagner le sommet, puis sentit une brûlure monter dans ses chevilles, lui alourdir les jambes et lui crisper la nuque. Sa vision se troubla et elle parvint seulement à distinguer des formes minuscules et velues remuer sur le sentier.

— Des nids de chenilles-feu !… cria de nouveau le naaj.

Plus haut, Nuage siffla et ce fut le seul son qu’elle entendait encore. La conteuse tituba, bascula en arrière, roula dans les buissons. 

 

 

 

 



 

Les dés

 

Lorsque Vesna reprit conscience, elle sentit d’abord le grand fauteuil de velours râpeux dans lequel on l’avait assise. Elle devina une couche d’argile épaisse autour de ses chevilles qui ne la brûlaient plus. L’odeur de plats fumants remontait dans son nez et, plus loin, un mélange d’huiles, d’algues et d’épices. Elle sentit dans sa bouche un goût de sève, certainement celle du manguier-bleu qui guérit les poisons. Quand elle rouvrit enfin les yeux, elle chercha son oiseau mais ne vit que les planches et les poutres d’une soute noyée dans la pénombre. Des plans extraordinaires dessinés à la craie recouvraient ce plafond. Une table dressée en vue d’un beau festin s’étalait devant elle. Tout autour, une masse de visages flous, pour la plupart tatoués de signes rouges, tanguait sensiblement avec le décor.

— Ton oiseau tournoie au-dessus du grand mât, fit la voix d’une jeune fille. N’aies aucune inquiétude. Où as-tu déniché une pareille merveille ?… 

— Les conteurs voyagent loin, gronda la voyageuse. Allez tous en enfer.

Un silence gêné répondit.

— Tu as l’air d’aller mieux… se hasarda une voix. Que le fleuve te protège…

La conteuse frappa son poing sur la table.

— Et que l’En-Ville vous noie, tous autant que vous êtes !… J’avais un rendez-vous ! Ramenez moi là-bas !! Vous rôtirez comme des cafards dans les volcans de Zenema !

— Nous te ramènerons vite.

— Ramenez-moi immédiatement à terre ! Je ne mangerai pas, tonna Vesna en jetant un regard de mépris au repas.

Sur la table s’étalaient les meilleurs fruits de ces rivages ; des épices rares et hors de prix s’exhalaient des plats appétissants que l’on avait préparés pour elle. Comme chaque fois qu’ils retenaient contre son gré une porteuse ou un porteur de mémoire, ces êtres libres tentaient malgré tout d’offrir le meilleur accueil. C’était aussi désolant que touchant et Vesna avait souvent vécu cette situation.

— Approchez-vous, je ne vous vois pas, fit froidement la conteuse qui savait au fond d’elle qu’il n’y avait rien à faire - du moins, pas pour l’instant.

Ils s’avancèrent. Ils étaient jeunes, un équipage d’adolescents. Elle soupira, se redressa et les toisa.

— Que voulez-vous ?… dépêchez-vous, je suis pressée.

 

Menaçants mais encore plus intimidés par la présence d’un être rare, les jeunes pirates semblèrent hésiter.

— Vous ne savez pas ?! Je suis vraiment pressée ! J’ai marché et marché des lunes ! À cause de vous, je l’ai manquée en piétinant dans cette vermine !

— Nous sommes capables de rattraper n’importe qui. Dis-nous juste qui tu cherchais.

— Je me débrouille très bien sans vous. Les naaj n’ont aucune parole. Que voulez-vous cette fois ?! Un conte ? La route perdue vers un trésor ?… Dépêchez-vous ou j’appelle une armée de fantômes ! Ils me protègent ces dernières lunes.

Une peur ancienne troubla les regards de plusieurs jeunes pirates.

— Les deux, les deux… fit la voix étouffée d’une jeune femme dont le visage restait voilé par la pénombre de la soute. 

— Evidemment, comme à chaque fois… Puissent les routes et les fleuves me garder de vous et épargner mon temps précieux. Répondez-moi : quelle route ? Quel conte ? Dépêchez-vous !

— C’est délicat. Une histoire à propos de « lui »…

— Qui ?…

— Lui…

La voyageuse soupira, désabusée, et son soupir semblait venir des tréfonds les plus noirs de la terre.

— « Celui qu’on ne nomme plus », c’est ça… murmura-t-elle. Qu’est-ce que vous avez avec lui depuis quelques temps ?!… Vous n’avez que ça dans le crâne ?…

— C’est notre affaire.

— Ça m’intéresse. Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Il y a des signes… souffla un naaj.

— Des signes de quoi ?!…

— Qu’il reviendra.

— Il a vécu il y a des siècles !… Je ne vous raconterai rien sur lui. Si le passé doit revenir, j’attends plutôt le Fils de l’Eau. Il y a trop d’ombre et trop de haine autour de ce fichu « Requin », trop de sang et bien trop de guerres ! Vous le savez…

— Une seule histoire et tu retournes sur les rives. Ton oiseau t’attend, dépêche-toi.

— Je ne conterai pas.

Un adolescent borgne s’approcha un peu plus. 

— Juste une question alors ! chuchota-t-il.  Où était-il la dernière fois qu’on l’a vu dans l’En-Ville ?…

La conteuse laissa un sourire passer sur son visage hostile.

— En train de disparaître avec notre mémoire. Je vous laisse réfléchir à ça. Je ne vous dirai rien de plus.

— S’il te plaît…

— Rien ! J’ai perdu trop de temps.

— Tu vas répondre, grogna un naaj aux cheveux blonds noués de perles de corail. Nous te soignons et t’accueillons avec respect et tu nous remercies comme ça ?!

— Oh, je vous aime profondément mais vous m’emmerdez sérieusement ! Sans vous j’aurais suivi ma route. Excusez-vous ! Je ne mangerai pas. Je ne dirai rien. Ramenez-moi sur le rivage !

Une rumeur gonfla dans la cale.

— Tu nous insultes en refusant ! siffla le naaj. Bassam ! Dis aux autres, là-haut, de sortir les arcs et les frondes, nous allons jouer avec le joli petit oiseau.

Le cœur de Vesna fit un bond.

 

— Vous n’oserez pas. L’En-Ville vous punira.  

— Bien sûr que nous allons oser et je le rôtirai devant toi.

— L’En-Ville te brûlera jusqu’aux os.

— Seul le hasard nous le dira… siffla le naaj.

L’adolescent dont le visage était lardé d’un entrelacs de cicatrices plongea sa main dans son manteau et en tira trois dés en bois recouverts de symboles obscurs.

— Demandons à l’En-Ville son avis… fit-il dans un sourire, en jetant les trois dés sur la table.

Les dés roulèrent et s’arrêtèrent l’un après l’autre sur des symboles peu engageants. La face vide qui incarne la mort, le signe du blé qui approuve et la spirale qui encourage…

— L’En-Ville a décidé, le Hasard est parfait… fit le garçon.

Le jeune pirate leva le bras, se tourna vers l’escalier qui s’ouvrait sur le pont supérieur.

— Les amis ! Le Hasard approuve ! Celui qui transpercera cette mésange pourra…

Il ne termina pas sa phrase, s’écrasa piteusement sur le sol, un projectile jailli d’une fronde venant de lui heurter la tête. Une jeune fille entra, se fraya un passage tandis qu’un petit groupe emportait le blessé vers le fond de la cale afin de le soigner.

 

La conteuse soupira, cracha sur le côté, habituée jusqu’à la nausée à la violence de certains naaj. La jeune naaj approcha et s’assit à la table sur une chaise vacante pour faire face à la femme.

— Ton oiseau vole toujours. Maintenant, répond à la question : où était le Requin avant de disparaître ?

La conteuse se dressa et renversa la table. Les plats appétissants s’écrasèrent sur le sol et les pieds des pirates. Une marée de lames miroita face à elle.

— Je veux conter sous les étoiles, ordonna-t-elle pour couper court à la violence qui s’apprêtait à déferler.

— Pour t’échapper avant la fin ?… Le vent souffle trop fort là-haut, personne n’entendra rien.

— Je veux conter sous les étoiles. Ce genre d’histoire ne tiendra pas dans une cale.

Les pirates hésitaient, échangeaient des regards, certains sortirent leurs dés. La jeune naaj coincée sous la table renversée s’extirpa rapidement et tira un couteau encore taché de sang. Soudain, un bruit immense gonfla à l’extérieur. Encore ces fichus aigles qui survolaient l’En-Ville depuis quelques semaines… Un grand silence tomba, les aigles étaient passés. Dehors, des cris fusèrent et la masse de pirates qui occupait la cale se hâta vers le pont.

— Attachez-la ! cria la naaj.

— Epargnez-moi de telles bêtises, cracha Vesna.

Une nuée de bras fondit sur elle et fit glisser un nœud coulant à ses poignets qu’ils relièrent à un anneau solidement ancré au sol. Les naaj filèrent vers l’escalier et disparurent. Seul un garçon trop saoul ronflait entre des cageots de poissons séchés, non loin du jeune naaj assommé. La conteuse irritée chercha des yeux son sac qu’elle découvrit à terre, presque à portée de main. Elle fit un grand effort et tira sur la corde nouée à ses poignets. Dehors, un silence lourd continuait de monter, un parfum inconnu descendait dans la cale et semblait pénétrer par chaque fissure du bois. Vesna saisit une louche échouée parmi les plats et étira ses bras pour faire glisser son sac patiemment jusqu’à elle. Le grand silence gonflait, le parfum entêtant continuait de rentrer et ces fichus pirates ne redescendaient pas… Enfin, elle réussit à attraper sa besace, l’ouvrit avec urgence, en tira un couteau destiné à peler les fruits qu’elle cueillait au hasard des chemins et le prit en étau entre ses deux pieds. Assise sur le sol, elle approcha la corde qui entravait ses mains du tranchoir improvisé, et incisa lentement. Elle démêla les nœuds savants, saisit une lampe à sucre et explora la cale. Le jeune naaj ronflait toujours… Des barriques de rhum-feu, d’absinthe et d’eau de pluie cachaient une lucarne qui leur servaient sûrement à jeter les eaux sales. Le trou était fermé par un volet de bois qu’elle ouvrit prudemment. L’odeur devint plus forte. Vesna resta figée et recula d’un pas….

 

Dehors tout était rouge ; le ciel, le fleuve et l’air complètement voilés d’un éclat écarlate. La conteuse renifla le parfum inconnu… Une odeur de pollens… Elle vit soudain Nuage qui survolait l’écume, elle accrocha son sac solidement à son dos et se laissa glisser doucement par l’écoutille. 

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